Accueil > Les commissions d'enquête > Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité > Les comptes rendus |
L’audition débute à dix-sept heures cinq.
M. le président Hervé Gaymard. Notre commission d’enquête entend aujourd’hui M. Henri Proglio, président-directeur général d’EDF. Permettez-moi, monsieur le président-directeur général, de saluer le sens du service public dont vous avez fait preuve à la tête d’EDF – grande entreprise dont nous sommes tous fiers. Nous vous remercions d’avoir accepté, dans ces circonstances particulières, de nous faire profiter de votre expertise.
La question de la fixation des tarifs de l’électricité – pour les ménages comme pour l’industrie – représente un sujet à la fois technique, économique et trop souvent politique. Sa complexité entretient la confusion, les non-spécialistes – le grand public comme les parlementaires – pouvant difficilement démêler le vrai du faux, le technique du discrétionnaire. Au terme de ses travaux, notre commission d’enquête espère pouvoir éclairer la Nation sur cette question dans toute sa globalité.
Nous estimons que les relations entre l’État, EDF et les instances de régulation doivent être régies par la confiance et la transparence. Si tous les tarifs, quel que soit le procédé de production des kilowattheures, doivent refléter les coûts, la puissance publique peut ensuite mener une politique économique de son choix. Nous serons heureux d’entendre votre avis sur ces questions.
Avant de vous passer la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Henri Proglio prête serment.)
M. Henri Proglio, président-directeur général d’EDF. Me présenter devant votre Commission relevait de mon devoir. J’ai trop de respect pour le Parlement, pour la mission de service public qui m’a été confiée – et que j’exercerai jusqu’à son terme – et pour l’entreprise que j’ai eu l’honneur de diriger depuis cinq ans pour ne pas vous faire part de mes convictions sur le sujet sensible que représentent pour nos concitoyens et nos entreprises les tarifs de l’électricité. La question est complexe, mais je l’aborderai avec franchise.
EDF est aujourd’hui le plus grand électricien européen, voire mondial si l’on exclut les entreprises publiques chinoises : premier au Royaume-Uni, deuxième en Belgique et en Italie, troisième en Pologne. Porteur de la plus belle expertise technologique dans son domaine, il fait référence dans le monde entier. Grande entreprise cotée en bourse et soucieuse de ses actionnaires, premier investisseur en Europe – avec une dépense de pratiquement 15 milliards d’euros par an, nous sommes le plus grand donneur d’ordres à l’industrie européenne –, premier recruteur en France – 10 000 emplois créés en cinq ans –, EDF reste avant tout l’électricien historique français. Aussi, gardant dans son ADN la mission dont elle a été chargée, privilégiera-t-elle toujours les valeurs du service public à l’optimisation à court terme des résultats.
Le problème des tarifs de l’électricité est étroitement lié à celui des coûts. On ne peut pas éternellement maintenir un écart entre prix de vente et prix de revient sans aboutir soit à des excès, soit à une défaillance économique. Il faut donc fixer une ligne de long terme acceptable, guidée par les valeurs – continuité, qualité et accessibilité à tous – qui font les contraintes, mais aussi la grandeur du service public.
Les tarifs réglementés de vente (TRV) d’électricité ont une longue histoire. Ils ont accompagné le développement d’EDF depuis sa création et représentent une des caractéristiques fortes du paysage énergétique français, à laquelle nos concitoyens sont attachés. Pour notre entreprise, ils restent un enjeu majeur car, même si depuis l’ouverture du marché il y a plus de dix ans, le portefeuille de clients au TRV se réduit d’année en année au profit de celui de clients ayant choisi une offre de marché, il génère toujours un chiffre d’affaires de plus de 25 milliards d’euros par an – acheminement de l’électricité inclus –, soit une large majorité de nos revenus.
Les prix de l’électricité que les TRV offrent aux consommateurs français
– entreprises, collectivités et ménages – procurent à ces derniers un avantage majeur par rapport à leurs homologues des pays voisins. Selon Eurostat, un ménage italien paie son électricité 45 % plus cher qu’un ménage français, un ménage belge, 40 % et un ménage allemand, plus de 80 %. Cette différence conduit à des écarts de facture importants, même lorsqu’on tient compte des niveaux plus faibles de consommation d’électricité par habitant dans certains pays. Ainsi, en Allemagne, la facture moyenne d’électricité et de gaz par habitant est supérieure de plus de 30 % à la facture moyenne française. Nos entreprises bénéficient également d’un avantage compétitif : toujours selon Eurostat, dans le domaine industriel, l’écart entre la France et l’Allemagne dépasse 40 %, la seule exception concernant les gros producteurs électro-intensifs, du fait d’exonérations massives accordées par les pouvoirs publics allemands mais contestées tant par les tribunaux de leur pays que par la Commission européenne. Alors que le secteur de l’électricité est ouvert à la concurrence, on doit cet avantage compétitif aux choix français de politique énergétique et à la performance industrielle d’EDF.
Le prix de l’électricité a été beaucoup mieux maîtrisé que ceux des autres énergies. Pour une base 100 en 1998, son indice est aujourd’hui, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), à 130, alors que celui des carburants est à 180, celui du gaz de ville, à 200 et celui du fioul domestique, à 300. Au cours des deux dernières décennies, les tarifs hors taxes – c’est-à-dire leur part reflétant les coûts de fourniture et d’acheminement – ont baissé en monnaie constante ; comme le note la Commission de régulation de l’énergie (CRE), après la forte réduction – de l’ordre de 10 % – pratiquée en 1997, ils sont de 17 % inférieurs à leur niveau de 1998.
Cette tendance s’est inversée dans les années récentes, marquées par la reprise des investissements ; pourtant, la CRE et la Cour des comptes ont chacune de leur côté constaté que malgré leur hausse, les tarifs ne respectaient plus l’obligation – inscrite dans le code de l’énergie – de couvrir les coûts de fourniture et d’acheminement supportés par l’opérateur. C’est à ce motif que le Conseil d’État a annulé l’arrêté tarifaire de 2012, obligeant le Gouvernement à prendre un arrêté rectificatif et EDF à recalculer 130 millions de factures émises de juillet 2012 à juillet 2013. Dans son dernier rapport sur les tarifs, publié la semaine dernière, la CRE a définitivement chiffré le « déficit tarifaire » à rattraper pour les années 2012 et 2013 : aux 820 millions d’euros déjà identifiés à l’occasion de l’annulation de l’arrêté de 2012 s’ajoutent encore 1,1 milliard, le déficit total atteignant environ 2 milliards. C’est principalement ce rattrapage qui explique la succession des hausses de tarifs hors taxes ces dernières années.
La facture du client ne se limite cependant pas au tarif hors taxes ; c’est l’accroissement de celles-ci – dont la TVA et la contribution au service public de l’électricité (CSPE) – qui explique l’essentiel de l’augmentation de la facture des consommateurs depuis 2009. Pour un client résidentiel typique, 63 % de la hausse du prix, toutes taxes comprises, observée entre janvier 2009 et janvier 2013 a pour origine l’évolution de la CSPE et de la TVA. La CSPE – payée par les seuls consommateurs d’électricité – sert principalement à couvrir les charges de la péréquation tarifaire des zones non connectées au réseau continental métropolitain comme la Corse et les DOM, la solidarité – via la tarification de première nécessité – et le soutien à la cogénération au gaz et surtout aux énergies renouvelables à travers des tarifs d’achat de l’énergie supérieurs aux prix payés par les consommateurs. Depuis 2010, cette taxe spécifique a augmenté de 330 % : en 2014, elle est passée de 4,50 à 16,50 euros par mégawattheure, et la ministre de l’énergie a annoncé le 16 octobre que son montant atteindrait 19,50 euros par mégawattheure au 1er janvier 2015. La CRE recommande pour sa part de le fixer, pour 2015, à 26 euros ; en effet, malgré sa hausse, la CSPE ne couvre pas les charges des missions de service public correspondantes. Son déficit – constaté par la CRE depuis plusieurs années et estimé aujourd’hui à près de 5 milliards d’euros – s’ajoute, pour EDF, au déficit tarifaire. La dynamique de la CSPE s’explique largement par l’évolution de la charge du soutien aux énergies renouvelables, qui représente 60 % du total, mais également par la forte croissance du nombre de bénéficiaires du tarif de première nécessité (TPN) – et demain du chèque énergie – et par le financement d’une prime pour les agrégateurs d’effacement. Indépendante de l’évolution des coûts d’EDF et des tarifs hors taxes, elle contribue mécaniquement à l’augmentation des factures de tous les consommateurs d’électricité.
Ce constat appelle deux remarques. D’une part, toute mesure de soutien aux énergies renouvelables et à la maîtrise de la demande en énergie devrait être évaluée en termes d’impact sur la facture des consommateurs. D’autre part, le financement des charges de service public pourrait être mutualisé avec les autres énergies. Sans alourdir le budget des ménages ni les coûts des entreprises, ce partage rendrait le financement de la transition énergétique plus équitable.
Votre commission s’est à juste titre émue des recours déposés contre les arrêtés tarifaires, qui mettent en péril la solidité du système. Personne – ni les clients, ni EDF, ni même ses concurrents – n’a intérêt à l’insécurité juridique qu’ont générée l’annulation des arrêtés de 2009 et 2012 par le Conseil d’État et l’émission de nouvelles factures. Cet enchaînement d’événements – non couverture des coûts, recours, annulation, arrêté rectificatif, facture rétroactive – n’est dû ni à un manque de transparence ni à des évolutions brutales des coûts d’EDF. Ceux-ci sont détaillés dans plusieurs rapports du Parlement, de la CRE et de la Cour des comptes ; la CRE a notamment accès à toutes les données d’EDF et rédige un rapport annuel très complet sur le sujet, formulant un avis sur chaque arrêté tarifaire publié au Journal officiel. C’est à cause du retard qu’ils ont pris ces dernières années que les tarifs reflètent mal les coûts qu’ils sont censés couvrir. Ainsi par exemple, l’administration et la CRE ont-elles retenu pendant trois ans une hypothèse normative d’évolution des coûts commerciaux d’EDF alors même que les comptes certifiés montraient une trajectoire différente – due aux transformations de l’entreprise et aux obligations nouvelles notamment liées au droit de la consommation et aux certificats d’économie d’énergie. Lorsqu’en 2013, la CRE a reconnu ce décalage, elle a recommandé des hausses tarifaires pour en tenir compte – un rattrapage délicat en temps de crise.
Dans ce contexte, le Gouvernement a décidé d’anticiper le changement de méthode de construction tarifaire prévu par la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) du 7 décembre 2010. L’article L337-6 du code de l’énergie prévoit que d’ici fin 2015, les tarifs additionnent progressivement le prix de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), le coût du complément à la fourniture d’électricité – qui inclut la garantie de capacité –, les coûts d’acheminement et de commercialisation, ainsi qu’une rémunération normale. Avec cette méthode – dite de construction par empilement –, la part du tarif se rapportant à la production dépendra à environ 70 % du prix de l’ARENH et à 30 % des prix de marché pour le complément de fourniture. L’adopter permettra de faire rapidement bénéficier les consommateurs des prix de marché très bas que nous connaissons. Dans son rapport de 2014 sur les TRV, la CRE compare les hausses tarifaires nécessaires en 2014 selon la méthode retenue – couverture des coûts comptables complets d’EDF ou empilement de coûts au sens de la loi NOME – et constate que l’empilement aboutit à des tarifs moins élevés d’environ 3 % en moyenne. II serait cependant audacieux de parier sur la pérennité de cet avantage car, dans les dernières années, les prix de marché ont été artificiellement poussés vers le bas par les subventions, mettant les électriciens en difficulté. Lorsque ces prix remonteront, les clients bénéficiant d’un tarif calculé selon la méthode par empilement subiront la hausse. En outre, ce mode de calcul ne résout pas le problème préexistant de la couverture des coûts de l’opérateur EDF. Loin de solliciter un droit absolu à voir couverts des coûts non contrôlés, nous sommes prêts à nous engager sur un programme supplémentaire de productivité assorti d’un mécanisme incitatif. Cet effort – venant prolonger l’esprit du programme Spark, mis en place dès 2012, qui a permis d’économiser 1,35 milliard d’euros en 2013 – serait la contrepartie naturelle de la garantie de couverture.
Directeur pour toutes les ventes d’EDF – les tarifs réglementés, les offres sur le marché de détail, les ventes en gros aux fournisseurs concurrents –, le prix de l’ARENH constitue également un enjeu crucial pour notre entreprise qui attend, avec la même impatience que les autres fournisseurs, la publication du décret qui en fixe la formule pluriannuelle de calcul. À partir de là, il sera possible de faire évoluer ce prix qui a été maintenu depuis trois ans à 42 euros le mégawattheure, alors que les coûts de maintenance et d’exploitation ont changé. Dans le projet de décret soumis à consultation, la formule fait cependant référence à la valeur comptable du parc de production – un choix lourd de conséquences financières et économiques. Comme la CRE le montre dans son rapport de 2014, avec ce mode de calcul, la dette d’EDF ira croissant d’ici à 2025 pour la seule activité de production et de commercialisation en France, sans même tenir compte du développement et du renouvellement du parc de production. Contrairement à l’objectif initial de la loi NOME, EDF ne sera pas placée dans des conditions économiques équivalentes à celles de ses concurrents.
Au total, pour que l’édifice tarifaire continue à permettre aux consommateurs français de bénéficier d’une électricité très compétitive, il faut, d’une part, que les tarifs reflètent les coûts correspondants afin d’assurer la rentabilité de l’activité ; il convient, d’autre part, de maîtriser l’évolution de la CSPE qui grève les factures. Le TPN – un dispositif déjà ancien qui a amplement fait ses preuves – devrait être conservé et complété. Avec l’extension du nombre d’ayants droit, 2,6 millions de ménages bénéficient aujourd’hui de cette tarification sociale dont l’attribution est automatique depuis 2012. Le coût de ce dispositif financé par la CSPE reste raisonnable, l’ensemble des dispositions sociales ne représentant que 5 à 6 % des recettes de cette taxe. Les bénéficiaires du TPN jouissent désormais de protections renforcées : absence de coupures et maintien de la puissance souscrite durant l’hiver, délai de paiement de quinze jours supplémentaires pour régler les factures, gratuité ou abattement pour les prestations des distributeurs. La suppression du TPN entraînerait la disparition de ces dispositions et donc une régression de la sécurité des consommateurs. C’est pourquoi le chèque énergie en cours d’élaboration devrait venir compléter le TPN afin d’élargir l’aide à d’autres énergies sans mettre en péril l’accès à l’électricité.
Mme Clotilde Valter, rapporteure. Comment concilier, au travers de la construction des tarifs, les intérêts contradictoires des ménages, des entreprises françaises et de l’opérateur EDF ? Les ménages – notamment précaires – souhaitent préserver leur pouvoir d’achat ; les entreprises dénoncent les conséquences du coût de l’électricité sur l’activité industrielle. Ainsi M. Lakshmi Mittal – que nous avons entendu dans le cadre de la commission d’enquête sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie – a-t-il affirmé que ce coût était plus élevé en France que dans les autres pays. Auditionné ce matin par la commission des affaires économiques, M. Bruno Lafont, président de Lafarge, a également expliqué que le prix du mégawattheure s’élevait à 42 euros en France contre 36 euros en Allemagne – 54 contre 41 euros en comptant les coûts de transport et les taxes. M. Lafont a estimé le différentiel de compétitivité entre nos deux pays à 50 %, tout en notant que pour une entreprise comme la sienne, l’électricité représentait 20 % des coûts. On ne saurait pourtant négliger l’équilibre économique et financier de l’opérateur qui, pour assurer la sécurité et financer les investissements, doit pouvoir emprunter sur les marchés financiers. Comment gérer la variation dans la durée de ses coûts pour éviter l’instabilité des tarifs appelés à les refléter ?
Comment les choix effectués en matière de propriété du capital de l’entreprise ont-il affecté les coûts et les tarifs d’EDF ? Quelles orientations les actionnaires privés privilégient-ils dans la gouvernance de l’entreprise ? Expriment-ils des exigences en matière de dividendes ? De même, quelles pressions l’État actionnaire exerce-t-il dans ces domaines ? Comment se déroule la discussion ? Quelles positions les administrateurs de l’État prennent-ils au conseil d’administration ?
Si le capital d’EDF était demeuré propriété publique, la situation serait-elle différente ? Les contraintes que l’État ferait peser sur la gestion de l’entreprise ne seraient-elles pas trop lourdes ? À l’inverse, serait-il moins attentif aux résultats et à la remontée des dividendes ? Aborderait-il autrement la question de la sécurité et de la maintenance ?
Les coûts d’EDF sont-ils tributaires des choix opérés au moment du partage des tâches entre EDF, ERDF et les syndicats départementaux d’électricité ? Les réseaux appartiennent aux communes qui supportent par conséquent l’amortissement des charges liées aux investissements qui pèsent sur les infrastructures. Les syndicats départementaux considèrent que les relations entre EDF et ERDF conduisent à déterminer les coûts dans l’objectif de remontée des bénéfices, les choix comptables visant à satisfaire les actionnaires
– public et privés – au détriment du service public local. Qu’en pensez-vous ?
Mme Marie-Noëlle Battistel. Le montant de la CSPE risquant d’atteindre 26 euros, il faut être vigilants sur l’évolution de cette taxe, d’autant qu’elle ne couvre toujours pas les coûts de gestion attachés à la mise en œuvre de l’obligation d’achat. Dans le cadre des nouveaux mécanismes de soutien aux énergies renouvelables prévus par la loi sur la transition énergétique – notamment des compléments de rémunération –, EDF ne sera plus le seul acheteur obligé. Y voyez-vous un inconvénient ? Qu’en sera-t-il des coûts de gestion du dispositif qui n’étaient pas rémunérés à EDF ?
L’entreprise Lafarge que la commission des affaires économiques a reçue ce matin estime que la hausse des coûts de l’électricité représente entre trois et cinq fois les gains de compétitivité apportés par le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE). Les industries électro-intensives s’inquiètent de la progression des tarifs, notamment à l’échéance de la disparition des TRV. Elles s’interrogent sur la nouvelle méthode de calcul par empilement que vous avez évoquée – qui intègre l’ARENH, le marché de gros, le marché de capacité, les tarifs d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE), les coûts commerciaux et la marge raisonnable. Cette méthode vous paraît-elle satisfaisante, surtout sur le long terme ? Quels pourraient en être les inconvénients ?
Le profil cyclique des entreprises électro-intensives – dont certaines pratiquent l’effacement, d’autres la saisonnalité – n’est pas assez reconnu ; elles ne se voient pas rémunérer à la hauteur de l’effort qu’elles consentent. Que pensez-vous de leur accès à l’hydraulique historique ? Comment imaginez-vous ce dispositif ?
M. Philippe Bies. Le dernier rapport de la CRE indique que l’évolution des coûts de production d’EDF pourrait être accentuée par l’augmentation des dépenses d’investissement. Deux tiers de ces frais concernent le parc nucléaire historique d’EDF et se justifient par les nécessités liées au cycle de vie des installations – âgées de trente ans en moyenne –, le déficit d’investissement au début des années 2000 et l’évolution du référentiel de sûreté nucléaire à la suite de l’accident de Fukushima.
Le scénario de référence établi à partir du projet industriel que vous avez communiqué à la CRE fait également apparaître, d’ici 2025, un accroissement important de l’endettement pour les activités de production d’EDF. Or ce scénario ne tient pas compte des dispositions du projet de loi sur la transition énergétique, notamment de la réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité et du plafonnement de la capacité installée. Quel sera l’impact de cette réorientation – notamment de la fermeture de réacteurs nucléaires – sur les tarifs d’électricité ?
Mme Jeanine Dubié. Le projet de loi sur la transition énergétique propose la création d’un comité de gestion de la CSPE qui aura pour mission d’en superviser les charges financières ; qu’en pensez-vous ? Cela pourrait-il vous permettre de mieux négocier avec le Gouvernement la prise en compte des coûts de portage supplémentaires ?
Depuis sa mise en place en juillet 2011, l’ARENH fait l’objet de critiques ; le nouveau mécanisme proposé par le Gouvernement vous satisfait-il ?
Dans le cadre du renouvellement des concessions hydroélectriques, vous ne semblez pas favorable à la création des sociétés d’économie mixte (SEM) permettant à l’État et aux collectivités territoriales de prendre part au capital et à la gestion des barrages. Pourquoi ? En quoi pourraient-elles nuire à l’optimisation de l’énergie hydraulique ?
Je voudrais enfin vous remercier pour l’écoute dont vous avez fait preuve au moment des inondations dans ma circonscription des Hautes-Pyrénées. L’engagement d’EDF a permis à une usine électro-intensive de reprendre rapidement son activité.
Mme Béatrice Santais. Que pensez-vous du consortium Exeltium et du nouvel accord négocié cet été avec les industriels électro-intensifs ? Ne faudrait-il pas prévoir des dispositions spéciales pour les industries « hyper-électro-intensives », qui ne peuvent pas forcément participer à ce type de projets ? Ayant bénéficié, ces dernières années, d’un tarif particulièrement bas, ces entreprises connaîtront de réelles difficultés à partir de 2015.
M. Henri Proglio. Merci, madame Dubié, pour l’hommage que vous rendez à nos équipes. Je ne manquerai pas de leur transmettre vos félicitations.
Bruno Lafont, président de Lafarge, est également administrateur d’EDF ; il connaît donc parfaitement la question des tarifs de l’électricité s’appliquant aux industries électro-intensives. Les institutions de contrôle comme nos concurrents en attestent : la France dispose d’un outil de production qui produit à ce jour l’électricité la moins chère d’Europe. Les rapports de la Cour des comptes de 2013 et 2014 confirment ainsi que le parc nucléaire existant produit de l’électricité à 55 euros le mégawattheure, coûts de démantèlement et de stockage compris. La production d’un mégawattheure thermique coûte actuellement environ 75 à 80 euros ; la crise ukrainienne vient pourtant rappeler que les prix historiquement bas du charbon et du gaz peuvent évoluer. Un mégawattheure éolien revient à 90 euros onshore et à 200 euros offshore ; photovoltaïque, entre 280 et 300 euros. Pour les énergies intermittentes, il faut ajouter 30 % de plus.
Disposant d’un parc nucléaire et hydraulique exceptionnel – l’ancienneté des installations hydrauliques en fait de surcroît un investissement déjà amorti, expliquant le coût de revient très bas de cette énergie –, la France se présente comme le pays le plus compétitif tant pour les particuliers que pour les industriels. Certes, certains pays comme l’Allemagne versent des subventions massives à leurs industries électro-intensives ; mais cette exception
– qui conduit l’Allemagne devant les tribunaux – ne semble ni normale ni durable. En effet, les règles européennes interdisent aux opérateurs de faire des discriminations entre utilisateurs ; toute initiative de ce type prise par un opérateur vis-à-vis d’un type particulier de clientèle l’expose aux poursuites de la justice européenne et des organes de la concurrence. Devant ce réseau de contraintes, il faut combiner deux stratégies distinctes : maintenir la compétitivité de nos coûts de production – garante de celle de notre pays – tout en essayant de contourner les règles, dans les limites de la légalité, pour réserver quelques avantages aux professions particulièrement importantes en termes d’emplois.
Dans quelques cas particuliers, nous avons essayé de venir au secours de telle ou telle entreprise. Vous avez d’ailleurs été les témoins engagés d’opérations que nous avons menées, notamment dans certaines vallées alpines. Mais il fallait que des conditions très particulières soient réunies. Nous avons d’ailleurs longuement essayé d’analyser, de formaliser et de mettre en avant ces conditions de manière à sauver les entreprises en question. Cependant, cela reste du cas par cas, du sur mesure. En aucune manière, cela ne peut être considéré comme une réponse globale.
Si nous n’en faisons pas davantage, ce n’est pas par manque d’ambition ou de bonne volonté, mais parque que c’est interdit. Et, à force de ne pas respecter les interdictions, on finit par se faire attraper. De plus, cela finit par coûter très cher et par nous condamner collectivement.
Il est donc très difficile d’oublier les fondamentaux. Il est de la responsabilité de l’entreprise que j’ai l’honneur de présider pour quelques jours encore de donner à la France un atout de compétitivité dans le domaine de la production d’électricité. Il est de notre responsabilité collective – et, donc, de la vôtre – de faire en sorte que les règles européennes soient changées afin que nous puissions venir au secours de l’emploi dans des circonstances définies. L’entreprise, elle, ne peut rien à cela.
Mme Béatrice Santais. D’autant que, pour ce qui est des industries électro-intensives, la concurrence vient beaucoup plus rarement de l’intérieur de l’Union européenne que du reste du monde. C’est un point important que l’Europe devrait prendre en compte.
M. Henri Proglio. Par définition, la concurrence vient en effet de pays qui bénéficient de ressources d’énergie exceptionnelles. Par exemple du Canada, qui peut produire de l’électricité d’origine hydraulique en abondance et la distribuer gratuitement parce qu’il n’appartient à aucune union qui lui impose des règles. Ou d’États du Moyen-Orient riches en ressources gazières tels que le Qatar, qui peuvent se permettre de ne pas faire payer le gaz. Ces derniers pays ne cherchent pas tellement à développer l’emploi, mais cela se verrait s’ils le faisaient.
D’une manière générale, l’énergie a vocation à devenir de plus en plus chère, et il convient de savoir où sont nos concurrents. Ceux-ci vont d’ailleurs vraisemblablement évoluer au cours du temps. Certains d’entre eux n’ont pas vocation à gaspiller leur atout. L’Arabie saoudite, très important pays producteur de pétrole et de gaz, autoconsomme déjà 26 % de sa production. Selon ses propres projections, elle deviendra un pays importateur de pétrole et de gaz dans trente ans. Elle développe donc un projet de parc nucléaire afin d’économiser le pétrole et le gaz, qui sont des éléments vitaux pour elle. Le jour où les pays tels que l’Arabie Saoudite n’auront plus la capacité d’exporter leur pétrole et leur gaz, leur avenir sera compromis.
Tous les pays riches en matières premières, y compris les pays d’Asie centrale demain, auront donc la réaction géostratégique de préserver leurs ressources, plutôt que de les gaspiller. Ces États seront peut-être moins nos concurrents pour accueillir des entreprises qui créent de l’emploi, dans la mesure où ils n’en ont pas nécessairement besoin. En revanche, tel n’est pas le cas d’autres pays comme le Canada ou le Brésil. Néanmoins, la sécheresse des deux dernières années pose un sérieux problème aux autorités brésiliennes, 90 % de la capacité de production électrique du pays étant hydraulique. Il s’agit donc de sujets non pas français ni même européens, mais mondiaux.
La France est enserrée dans des règles, qu’elle a choisi de respecter, voire parfois d’édicter. Par conséquent, il ne faut pas attendre d’une entreprise qu’elle cherche, seule, à s’en affranchir. Vous aurez sans doute de nombreuses discussions sur ce point avec mes successeurs. En tout cas, si l’on oublie les fondamentaux, on oubliera assez rapidement le bon sens. Je vous exhorte donc à continuer à avoir l’œil rivé sur les coûts de production, car c’est le seul élément déterminant dans la durée. En la matière, EDF n’a aujourd’hui rien à envier à personne. La France peut s’enorgueillir de disposer d’un tel outil.
S’agissant des variations de coûts dans la durée, n’oublions jamais là non plus le bon sens : ce sont les coûts non pas comptables, mais économiques qu’il faut garder en tête. Malheureusement, la dérive naturelle est de se référer aux coûts comptables, parce que c’est plus facile. C’est ce que fait la CRE. Or, lorsque l’on réalise des investissements, les coûts comptables augmentent, ce qui n’est pas le cas des coûts économiques. Il serait absurde d’empêcher une industrie automobile d’investir dans son outil de production parce que le coût des voitures augmente le jour où elle investit ! Il faut intégrer, dans la durée, la productivité des outils que nous développons. On oublie que la compétitivité est le résultat tant de la recherche et de la technologie que de l’investissement. Si nous nous attachons à ce que les coûts comptables restent faibles, nous continuerons à privilégier des outils ringards et nous ne serons plus du tout compétitifs dans la durée. Il convient donc de rappeler en permanence que la seule référence durable est le coût économique, c’est-à-dire un coût lissé dans le temps. C’est la priorité des priorités.
Si EDF investit aujourd’hui 55 milliards d’euros dans le parc nucléaire existant afin de prolonger sa durée de vie et de conserver l’atout compétitif de la France, c’est que cela coûte non pas plus cher, mais moins cher ! Si tel n’était pas le cas, il ne faudrait pas le faire. Il s’agit du meilleur investissement que la France puisse faire : remplacer le parc coûterait infiniment plus ! Avec un investissement marginal – il peut sembler curieux de qualifier un investissement de 55 milliards de « marginal », mais tel est bien le cas –, nous continuerons à disposer d’un atout de compétitivité formidable. Certes, dans la mesure où il faut amortir les investissements, les comptes des années où nous les réaliserons montreront une hausse des coûts apparente, mais cela ne correspondra pas à une hausse des coûts de revient. Malheureusement, on confond en permanence coûts économiques et coûts comptables, et l’on a tendance à privilégier ces derniers parce qu’ils sont plus faciles à lire dans les bilans. Or il s’agit d’une erreur majeure ! Si nous prenions pour référence les coûts économiques, cela changerait le référentiel de calcul et lisserait naturellement les coûts dans le temps. Nous ferions ainsi passer le bon sens avant la comptabilité. Nous vivons dans une Absurdie construite par des technocrates qui cherchent à se simplifier la vie : il est plus facile de vérifier des chiffres comptables que des chiffres économiques. Mais l’un ne vous protège pas de l’autre !
S’agissant de l’actionnariat, j’ai travaillé pendant quarante ans dans le privé et pendant cinq ans dans le public, et je ne vous dirai pas quel est le pire des actionnaires. En tout cas, le plus vorace est certainement l’actionnaire public, parce qu’il raisonne en fonction de ses besoins. L’actionnaire privé, lui, raisonne dans la durée. D’autre part, la législation relative aux sociétés qui font appel public à l’épargne, qui est guidée par le bon sens, protège les épargnants. Dieu soit loué ! L’actionnariat privé protège l’entreprise du pillage – je le dis sincèrement. Le court-termisme des décisions étatiques – quels que soient la situation et le gouvernement en place – fait souvent commettre des erreurs lourdes et durables. Le fait que l’entreprise fasse appel public à l’épargne oblige l’État à se conformer à une règle du jeu protectrice de l’épargne, celle d’une exigence en termes de performance et de retour sur investissement. Les actionnaires veulent que leur argent leur rapporte, et c’est une règle logique et saine. Je ne critiquerai donc pas l’ouverture du capital des entreprises publiques : elle constitue une forme de rappel à l’ordre plutôt positif à mon sens – je le dis sans parti pris idéologique.
J’en viens au rôle de l’État. Il convient selon moi de distinguer l’État – c’est-à-dire la Nation, le pays éternel – et le Gouvernement – qui gère l’État pendant une période déterminée. J’ai dit récemment à un très haut responsable politique que je me sentais beaucoup moins en conflit avec les intérêts de l’État qu’avec ceux du gouvernement. Ce n’était pas un abus de langage : j’épouse totalement les intérêts de l’État. La Nation peut gérer le long terme plus facilement que le Gouvernement, qui n’est pas soumis aux mêmes contraintes et qui est obligé de gérer une situation à court terme. En disant cela, je ne privilégie encore une fois aucune option politique : cela relève, selon moi, de l’évidence. Soyons rigoureux dans nos raisonnements ; nous nous trouverons ainsi moins souvent dans des situations difficiles à maîtriser et nous verrons le bon sens récompensé.
L’État est omniprésent, et c’est bien naturel. Il est à la fois le régulateur, le gouvernement – qui gère les préoccupations de court terme – et la Patrie – qui gère le patrimoine dans la durée et défend les intérêts du pays. Sa position peut donc varier : si l’État actionnaire est, à l’instar de tous les actionnaires, très exigeant, l’État régulateur et l’État politique n’ont pas toujours le même point de vue que l’État actionnaire. Si le capital d’EDF était à 100 % privé, l’État n’en resterait pas moins l’autorité politique, le régulateur et le donneur d’ordres. Au Royaume-Uni, EDF est considérée comme une entreprise de plein exercice et un investisseur privé : lorsque les autorités britanniques nous demandent de décliner leur programme nucléaire, ils confient l’avenir de leur territoire non pas à l’État français, mais à EDF. Il en va de même en Belgique, en Italie, en Pologne ou en Chine : chaque État a ses exigences, mais c’est EDF qui est l’interlocuteur. En résumé, l’État peut être un actionnaire important, voire dominant. Mais nous voyons un avantage à ce que l’actionnariat soit réparti : si EDF était uniquement une filiale de l’État, elle serait plus handicapée pour accéder au marché mondial. Or cet accès est de l’intérêt tant de la France que de l’entreprise elle-même, si elle souhaite rester au niveau exceptionnel d’expertise, de savoir-faire et de performance qu’elle a atteint.
Quant à la gouvernance et, en particulier, au rôle du conseil d’administration, il s’agit d’un sujet distinct. En vertu de la loi, un administrateur a l’obligation d’orienter ses décisions en fonction des intérêts non pas de celui qui l’a nommé, mais de l’entreprise. De plus, il est pénalement responsable de ses décisions. Cela vaut quel que soit son mode de désignation : nommé par l’État actionnaire, élu par les salariés, indépendant, etc. Il m’est revenu de le rappeler parfois. Et cela se passe très bien.
Quelles sont les éventuelles contraintes que fait peser l’État s’agissant des investissements en termes de sûreté et de sécurité ? Encore une fois, la stratégie et les décisions fondamentales d’EDF sont guidées par les obligations du service public et par la responsabilité à l’égard de l’entreprise. La sûreté a toujours été la priorité des priorités d’EDF. Rien ne détourne l’entreprise, ses dirigeants et ses administrateurs de cette nécessité absolue, pas même les résultats, ni les exigences des actionnaires.
Il a beaucoup été question des relations entre EDF, ERDF et les syndicats départementaux d’électricité lors de l’examen du projet de loi relatif à la transition énergétique. Certains acteurs – c’est naturel – en ont demandé toujours plus : devenir actionnaire, être représentés au conseil d’administration, décider de la stratégie et des investissements. D’autres voulaient empêcher le versement de dividendes aux actionnaires, ce qui n’est guère logique.
J’ai deux remarques à faire à ce sujet. Premièrement, du point de vue industriel, la grande force de la France est d’avoir gardé un système électrique intégré. L’avantage sous-jacent d’un tel système est l’optimisation. L’intégration aura d’autant plus d’importance demain, car les réseaux dits intelligents seront un élément clé de l’efficacité du système électrique et, plus largement, de l’efficacité énergétique. Désintégrer les éléments constitutifs du réseau de distribution d’électricité sous des prétextes d’ouverture à la concurrence, comme cela a été fait pour le transport ferroviaire, conduirait à une « désoptimisation » désastreuse. Tous les pays qui l’ont fait s’en mordent aujourd’hui les doigts. Au cours des cinq années de mon mandat, je n’ai cessé de plaider pour que nous refusions la désintégration du système électrique français, qu’il s’agisse des barrages ou des réseaux. Faisons très attention à l’optimisation du système : c’est un aspect majeur. Du reste, un système intégré n’empêche nullement la concurrence. Celle-ci est prévue par la réglementation : tout le monde peut utiliser le réseau, à des tarifs transparents et accessibles.
Le système électrique français et le service public de l’électricité reposent sur une valeur première : la solidarité. Cela se traduit par la péréquation tarifaire : tout Français, où qu’il se trouve, bénéficie du service de l’électricité au même coût. Si nous laissions certains acteurs s’ériger en principautés indépendantes, le coût économique et, par conséquent, le coût d’accès au réseau serait plus élevé pour un habitant du plateau de Millevaches que pour un habitant de Neuilly ou du huitième arrondissement de Lyon. En d’autres termes, le coût du service serait inversement proportionnel à la capacité contributive des habitants concernés – je l’ai parfois rappelé. La responsabilité en la matière pèse non pas sur l’entreprise, mais sur le donneur d’ordres, c’est-à-dire sur celui qui établit les règles : le Parlement. Il me paraîtrait audacieux – je le dis sans détour – d’être celui qui prône la fin du service public de l’électricité en France pour des raisons d’optimisation locale, laquelle serait contraire à l’optimisation nationale.
Deuxièmement, c’est non pas EDF, mais les communes, regroupées en syndicats, qui sont propriétaires des installations de distribution d’électricité. EDF est le gestionnaire délégué du réseau. Tout le monde l’a compris sauf l’État qui, au moment de l’ouverture du capital d’EDF en 2006, a vendu le réseau aux investisseurs – donc à EDF – pour 26 milliards d’euros de l’époque, c’est-à-dire 30 milliards actuels. Il n’y a qu’une seule réponse à cela : il faut qu’ERDF vaille 30 milliards d’euros. À défaut, ce serait de l’escroquerie en bande organisée ! Mon obsession a donc été de faire en sorte qu’ERDF participe, à sa mesure, aux résultats du groupe. À cet égard, je tiens à rassurer tous ceux qui s’inquiètent d’une éventuelle « captation » des dividendes d’ERDF par EDF ou d’un « enrichissement sans cause » d’EDF : les dividendes d’ERDF, filiale à 100 % d’EDF, sont versés directement aux actionnaires via le dividende d’EDF, et je vous assure qu’EDF ne retient pas le moindre euro au passage. Évitons les erreurs de jugement : ce n’est pas parce qu’EDF est la société mère qu’elle peut bénéficier pour autant des dividendes d’ERDF. Le taux de distribution des dividendes – pay-out ratio – s’applique aux résultats consolidés du groupe, donc de la même manière à EDF et à ERDF. Point final.
Quel est le rôle des collectivités territoriales propriétaires du réseau ? En tant qu’autorités concédantes, elles confient le réseau à un gestionnaire. Il est donc naturel qu’elles soient attentives et exigeantes quant à la qualité et à l’efficacité du réseau. Doivent-elles pour autant être actionnaires ? À mon avis non, à moins qu’elles ne paient leur quote-part des 30 milliards d’euros. Avec cet argument, la discussion a changé de nature, et il a été décidé qu’il valait mieux ne pas solliciter la contribution des collectivités territoriales. Néanmoins, à la demande M. François Brottes, président de la commission des affaires économiques, j’ai accepté que les collectivités territoriales soient représentées par un administrateur au sein du conseil de surveillance d’ERDF, afin qu’elles puissent disposer d’une meilleure information. L’État était auparavant représenté par deux administrateurs au sein de ce conseil. Désormais, l’État et les collectivités territoriales seront représentés chacun par un administrateur. Telle est la nouvelle règle qui a été établie.
Je souhaite dire quelques mots sur le compteur intelligent Linky. Les compteurs feront partie du réseau et appartiendront donc aux collectivités territoriales. Cependant, l’investissement de 6 milliards d’euros sera réalisé par EDF. Nous avons donc affaire à un investissement pour compte de tiers. S’agissant d’un investissement portant sur le domaine régulé, il aurait été logique qu’EDF soit rémunérée au taux prévu pour ce type d’investissement, à savoir 7,5 %. Et, si l’on avait appliqué les règles, cela aurait eu pour conséquence de faire augmenter de manière significative le tarif d’acheminement appelé TURPE.
Or j’ai préféré en revenir aux fondamentaux : EDF est non pas une administration, mais une entreprise ; son rôle est non pas de répercuter des coûts, mais de faire la preuve de son efficacité. J’ai donc proposé aux pouvoirs publics et aux parlementaires qu’EDF se comporte comme une entreprise, ce qui signifie que cet investissement doit être rentable. Il se rentabilisera d’abord par des économies de coûts en matière de relevés, à charge pour l’opérateur de les réaliser effectivement. Cela ne sera pas facile, car cela posera des problèmes sociaux, mais j’en assumerai les conséquences. Le compteur intelligent permettra ensuite d’optimiser les conditions d’exploitation, en réduisant très sensiblement les pertes non techniques, terme politiquement correct qui désigne les fraudes. Celles-ci sont considérables : nous avons estimé que la diminution des fraudes compterait pour un tiers du retour sur investissement, c’est-à-dire pour un tiers des 6 milliards d’euros. Enfin, lorsqu’il deviendra vraiment « intelligent », le compteur permettra de développer des services à valeur ajoutée qui n’existent pas aujourd’hui, c’est-à-dire des services à domicile qui pourront être payants.
J’ai donc eu la vanité de penser que le déploiement du compteur Linky ne devait pas peser sur le consommateur, qu’il devait être réalisé par EDF sous sa responsabilité – bien que le compteur soit la propriété des collectivités territoriales – et qu’il devait contribuer aux efforts en matière d’efficacité, de manière à ne pas entraîner de surcoût. Telle a été la position défendue par EDF. Elle fait aujourd’hui l’objet d’un accord entre les parties prenantes. C’est vous dire si EDF assume son rôle à la fois d’entreprise et d’opérateur de service public. Elle n’est pas simplement le bras séculier d’une décision technique – nous avons plus d’ambition que cela. Par cet exemple, je voulais vous faire toucher du doigt ce que représente une entreprise comme EDF en termes non seulement de compétitivité et de protection du pouvoir d’achat, mais aussi de développement économique, d’investissement et d’emploi.
Vous avez évoqué, madame Battistel, l’accès à l’hydroélectricité historique. Or nous n’avons pas le droit de dédier un outil de production – en l’espèce, il s’agit du plus efficace – à un client particulier. Quand bien même nous aurions ce droit, cela impliquerait de procéder à une péréquation, ce qui signifie que les autres consommateurs paieraient pour le compte de ce client. Je ne suis pas opposé à ce que l’on aide les industries électro-intensives, mais faisons-le de manière transparente : disons aux Français combien cela va leur coûter ou, à la limite, organisons une collecte de fonds auprès d’eux. À défaut, les règles du jeu ne seront pas claires.
Je ne suis guère favorable à la création de SEM ou d’autres montages de ce type. Un barrage est bien plus qu’un simple outil de production d’électricité : c’est un instrument de développement régional très important et, surtout, un outil d’optimisation du système électrique français. Il s’agit en effet du seul moyen de stockage en vraie grandeur, efficace et rentable qui existe dans le domaine de l’électricité. Nous utilisons les barrages moins pour produire de l’électricité que pour alimenter le réseau au moment où nous en avons besoin pour absorber les pointes ou pour compenser les arrêts des grandes centrales. La valeur implicite des barrages est donc bien supérieure à leur capacité de production d’électricité. Pour évaluer un barrage, il faudrait en réalité prendre en compte sa capacité de production de pointe ou la valeur de l’électricité de pointe. On verrait alors que les barrages valent très cher. En revanche, si l’on émettait un appel d’offres, seule la capacité de production électrique courante serait valorisée. Ou alors il faudrait qu’EDF paie le prix approprié et le refacture à ses clients, ce qui reviendrait là aussi, finalement, à solliciter un peu plus encore le pouvoir d’achat des Français. C’est pourquoi je suis hostile, encore une fois, à toute désarticulation de notre système électrique intégré. Les évolutions de l’organisation envisagées – ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques, création d’institutions ad hoc – risquent de conduire à une « désoptimisation » du système, de nuire à son efficacité et de créer des conflits d’intérêts entre les actionnaires. De tels développements seraient contre-productifs et dangereux pour le pays – je vous fais part de mes convictions.
Monsieur Bies, si l’on tient compte du coût économique plutôt que du coût comptable, alors il faut qu’un investissement soit rentable. Par conséquent, aucun investissement ne peut être décidé s’il ne présente pas de rentabilité intrinsèque.
S’agissant de l’endettement, j’ai réussi, en cinq ans, à faire baisser de manière significative la dette d’EDF, à la fois par des arbitrages et par des opérations financières bien menées – je pense notamment aux capitaux qui ont été levés à cette fin. La situation financière d’EDF est aujourd’hui très saine. Tout déséquilibre permanent entre le coût économique et les recettes correspondantes finit par se répercuter sur les résultats et sur la dette. Tout en respectant les obligations de service public et en préservant le pouvoir d’achat, il faut donc amener progressivement les tarifs au niveau des coûts économiques de production et de distribution. Rien ne peut contredire cette vérité absolue. Il faut, en outre, prévoir une marge pour permettre à l’entreprise d’avoir une « hygiène de vie économique » normale et d’investir.
Toute évolution du mix énergétique a nécessairement un impact, positif ou négatif, sur les coûts. Les évolutions du mix énergétique prévues par le projet de loi relatif à la transition énergétique en auront donc un. Comme dans tout pays, il revient au Gouvernement, sous le contrôle du Parlement, de définir les orientations de la politique énergétique. Il me paraîtrait illogique de remettre en cause ces prérogatives. Mon rôle consiste à dire aux décideurs quelles sont, de l’avis d’EDF, les conséquences de telle ou telle orientation, notamment sur les coûts. Nous avons donc beaucoup discuté avec le Gouvernement des évolutions envisagées. Ainsi que je l’ai déjà indiqué ici à l’Assemblée, la France de 2030 ne sera pas celle de 2012 : elle comptera 7 millions d’habitants de plus ; elle connaîtra, je l’espère, une croissance économique importante ; ses besoins en électricité auront évolué. Ces éléments détermineront les orientations en matière de mix énergétique et, à l’intérieur de celui-ci, en matière de mix électrique. EDF se doit d’accompagner le choix fait par le Gouvernement et de faire en sorte que ce choix soit efficace au regard des contraintes qu’il impose à l’entreprise. Nous pouvons discuter de l’impact sur les tarifs en fonction des orientations qui seront prises.
Je ne suis pas opposé à la création d’un comité de gestion de la CSPE. Mais je suis surtout attentif à l’évolution de ladite CSPE, ainsi que je l’ai indiqué précédemment. Avant de travailler au sein d’un tel comité, il convient de savoir ce que représentera la CSPE et comment on l’orientera. Ces évolutions seront la conséquence des orientations retenues en matière de mix énergétique et relèvent donc, elles aussi, de décisions politiques.
Dans le cadre de l’ARENH, EDF met à la disposition de ses concurrents le quart de la capacité de production du parc nucléaire existant. Cela suppose d’abord qu’il existe un parc nucléaire, hypothèse qui semble aujourd’hui confirmée. Ensuite, cette mise à disposition se fait au prix de l’ARENH. La Cour des comptes s’est penchée sur cette question pendant deux ans et a remis deux rapports, dans lesquels elle a établi que le coût de production de l’électricité par le parc nucléaire existant était de 55 euros par mégawattheure. Le président-directeur général d’EDF ne peut donc pas se satisfaire d’un prix de l’ARENH inférieur à 55 euros par mégawattheure. Sinon, cela signifierait que les concurrents d’EDF peuvent revendre cette électricité à un prix inférieur à son coût de revient. Ce serait absolument illogique. D’autant que les concurrents d’EDF ne sont pas obligés d’acheter cette électricité : c’est une facilité qui leur est donnée. Ainsi, ils pourront acheter sur le marché lorsque le prix de l’électricité y sera inférieur au prix de l’ARENH – il arrive que le marché s’effondre pour des raisons qui tiennent à sa désorganisation, notamment à l’hyper-subventionnement de certaines énergies. Et, lorsque le marché se rétablira, ils pourront acheter de l’électricité à EDF à un prix décoté. C’est formidable, génial ! À tel point que cela devrait être condamné par l’Autorité de la concurrence ! Si je pouvais acheter un quart des Mercedes produites à Stuttgart à un prix inférieur de 40 % à leur coût de revient, puis les revendre, je pourrais créer une concession Mercedes fort rentable n’importe où dans le monde ! Nous nous sommes abonnés à cette idée, mais il ne faudrait pas que cela soit éternel.
Mme la rapporteure. Merci beaucoup pour vos réponses souvent très détaillées, monsieur le président-directeur général. Néanmoins, je suis un peu restée sur ma faim en ce qui concerne le rôle de l’État, en tant qu’actionnaire ou dans la gouvernance. L’idée implicite était que l’État pouvait être un facteur de perturbation et qu’il imposait des contraintes parfois considérables. Telle est en tout cas la perception des acteurs locaux. C’est une question importante : il s’agit pour nous, parlementaires, de mesurer les conséquences de ces contraintes tant sur les choix de l’entreprise EDF que sur les coûts économiques et les tarifs.
M. Henri Proglio. C’est un sujet éternel, qui mériterait de longs débats. L’actionnaire, public ou privé, est toujours encombrant, à l’instar de l’électeur ! De la même manière que certains rêvent d’une démocratie idéale sans électeurs, d’autres rêvent d’une entreprise idéale sans actionnaires, où le management gérerait l’entreprise au mieux, en fonction de sa vision du monde environnant… Mais il y a des actionnaires, ils ont des exigences, et c’est naturel. Dès lors que ces exigences s’appliquent à l’efficacité économique, à la performance et au retour sur investissement – c’est-à-dire aux dividendes –, elles sont parfaitement légitimes, quand bien même elles seraient pesantes. D’autre part, même si son capital était public à 100 %, l’entreprise resterait soumise aux contraintes du monde qui l’entoure, notamment à celles qui sont imposées par les agences de notation, lesquelles sont au moins aussi pesantes que celles des actionnaires.
Or nous vivons dans un monde où la dette est nécessaire, car aucune entreprise ne peut autofinancer sa croissance et ses investissements. Nous allons investir demain dans le développement du nucléaire britannique environ 50 milliards de livres sterling en trois tranches – la première tranche de 20 milliards a été acceptée à l’issue d’une longue négociation à la fois avec le Gouvernement britannique et avec la Commission européenne. Cela va d’ailleurs donner un ballon d’oxygène à l’industrie française, au-delà même du secteur nucléaire. Pour financer ce gigantesque investissement – le plus important réalisé au Royaume-Uni depuis la Deuxième Guerre mondiale –, nous allons bien évidemment solliciter le marché des capitaux et le marché de la dette. Il faut donc que notre « hygiène de vie » s’adapte à ces exigences. Du point de vue financier, l’État n’est ni plus ni moins exigeant que les marchés financiers. Et c’est naturel, je ne peux guère m’en plaindre. Quant à la gouvernance, c’est un autre sujet.
En outre, les États sont régulateurs et ils pratiquent des politiques, dont l’impact sur les coûts et sur les prix est loin d’être négligeable. Il appartient à l’État d’exercer sa responsabilité, même si, en apparence, c’est l’opérateur qui la porte et qui doit donc l’assumer. Notre rôle consiste à appeler l’attention de l’État et des parties prenantes sur les éléments importants de leurs décisions qui auront un impact sur le contenu et sur le coût du service. J’y insiste : dans aucun pays, il n’est possible d’ignorer les contraintes qui pèsent sur le coût du service au travers des choix de politique énergétique et de gestion tarifaire. Il revient à l’opérateur de rappeler sa vision des options d’optimisation possibles, des choix industriels et techniques qui s’offrent, des schémas contractuels – je les ai évoqués à propos du compteur Linky –, des orientations auxquelles il convient d’être le plus attentif – j’ai signalé en particulier l’intégration du système électrique. Il est de notre responsabilité d’alerter, d’indiquer, de prouver, d’illustrer, d’apporter les éléments d’information nécessaires. Et, une fois les arbitrages rendus par les autorités politiques, d’être au rendez-vous avec la compétence, l’efficacité et la rigueur économique qui siéent à une entreprise telle qu’EDF. Si vous n’avez pas en face de vous un tel opérateur, il faut en changer. Encore une fois, tout est transparent, et il faut qu’il en soit ainsi.
Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, je vous remercie de m’avoir accordé tout ce temps. Je me suis exprimé avec la passion qui m’anime. J’ai servi EDF et le service public avec cette même passion. Je rends hommage à toutes les équipes de la maison, qui ont fait un travail admirable pendant ces cinq années. Je pars avec pudeur et fierté, mais aussi avec le sentiment du devoir accompli. L’État, que vous représentez, est l’actionnaire principal de la plus belle entreprise que je connaisse. Vous pouvez être fiers d’elle et de ses équipes.
M. le président Hervé Gaymard. Merci infiniment, monsieur le président-directeur général. Je vous fais part à nouveau de mon immense respect et de ma profonde gratitude.
L’audition s’achève à dix-huit heures quarante-cinq.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité
Réunion du mercredi 22 octobre 2014 à 17 heures
Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Bies, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Guillaume Chevrollier, Mme Jeanine Dubié, M. Hervé Gaymard, M. Alain Leboeuf, Mme Viviane Le Dissez, Mme Béatrice Santais, Mme Clotilde Valter
Excusés. - M. François Brottes, M. Marc Goua, M. Jean Grellier, Mme Annick Le Loch